La vie des autres
Les heures filent et les autres aussi
December 21, 2016
microrécit
Dans le quartier bohème d’une ville en expansion, un jeune homme, Jules, s’installe à une table libre. Il est redoutablement armé d’un stylo et d’un carnet de notes. Son exercice quotidien s’amorce : il passe des heures à inventer la vie des autres. Il observe leurs états et leurs manières. Le barista à moustache, après son quart de travail, prendra le métro pour rendre visite à sa tante en foyer d’accueil. La pâtissière qui se lève à la pointe du jour s’est couchée trop tard hier soir en raison d’un livre qu’elle a dévoré. Une femme d’affaires épluche un quotidien et songe aux pots cassés qu’elle devra réparer aujourd’hui. Un jeune père au poupon tranquille tente de passer un moment calme, mais cache difficilement son désarroi devant cette chose qu’il doit garder en vie pour encore trois quarts d’heure, au moins.
Jules griffonne les pages de son carnet. Il imagine les raisons pour lesquelles toutes ces personnes se prélassent au café, en ce moment même. La faim. La fuite. La nécessite. Le refuge. Le temps libre. Il feuillette la gamme de sentiments comme un rolodex : l’amour, l’angoisse, l’ambition, le regret, la peine, l’espoir, l’ennui. Il joue au bingo pour assortir une émotion aux visages de ses sujets.
C’est ainsi que les heures filent. Jules consacre tant de temps à saisir la vie des autres qu’il manque de se regarder lui-même dans la glace. Il néglige de rédiger sa propre histoire.