Roule

En vélo dans les rues de Toronto

December 28, 2016
théâtre

Une femme sur scène.

MAY

Il fait encore clair. C’est le premier soir de l’automne, et à Toronto, c’est comme si l’été allait durer toujours. La nuit va bientôt tomber. On sent encore la chaleur. Je n’ai pas besoin de mettre un chandail.

Je regarde la lune monter, puis je me demande comment elle fait pour être si immense. D’habitude, on la voit là-haut dans le ciel, toute petite. Ce soir, elle est directement en face puis elle est grosse. Elle brille comme un phare dans la ville qui veut nous ramener chez nous en vie. Ça doit être ça qu’ils appellent la «supermoon». C’est l’héroïne de la cité.

Juste comme je suis perdue dans mes pensées en regardant la lune puis en faisant le grand vide dans ma tête, ça sonne. Bleep.

C’est mon rappel à l’ordre. Je vais devoir suivre ce bleep jusqu’à destination. Je vais livrer le souper de monsieur, de madame.

Je vérifie le resto qui prépare à l’instant le souper. Mengri Thai Food. Richmond et Ontario. En route.

Je pars. Je dois descendre la côte pour arriver dans le bas de la ville. Je sens le vent chaud me pousser le visage. Mon sac me pèse sur le dos, mais pour le moment il est vide. Je pédale pour gagner de la vitesse. Je roule.

La rue Bloor a des pistes cyclables flambant neuves. Les cyclistes, on sait comment ça marche. Tu restes dans la piste puis tu roules. Les automobilistes, eux, ils prennent plus de temps. Ils veulent tourner à droite, ils mettent leur signal, ils tournent à droite. Heye! Je suis là!

Elle n’a pas vu la piste cyclable. Elle n’a pas regardé au-dessus de son épaule, puis moi je m’en venais à pleine vitesse. C’est correct, moi je sais comment ça marche. Je freine, je sonne ma cloche, je détourne la voiture. La madame est choquée : je ne l’avais pas vu, je ne l’avais pas vu!

C’est correct, madame, vous pouvez y aller. Tournez à droite sur University, puis faites de l’air. Moi, je roule.

J’arrive à l’intersection de Yonge et Bloor. Elle est bondée à cause des gens qui finissent leur journée de travail. J’imagine que c’est ça qu’ils font, le monde qui bosse de 9 à 5. Ici, il y a un centre d’achat, la bibliothèque de référence, Yorkville, un cinéma, puis une intersection aux quatre coins pour les piétons. Je poireaute en attendant le feu de circulation. Je me tiens en équilibre sur mes deux roues le plus longtemps possible. Je regarde le monde. Le monsieur qui livre des boîtes. La gang de jeunes qui s’en vont traîner dans la cafétéria. Ceux qui travaillent puis ceux qui ont de l’argent.

C’est vert. Je roule.

Un peu plus loin, il y a un esti de camion qui bloque la piste. Il faut que je le contourne vers la gauche, mais ça veut dire m’introduire dans la voie des voitures. Je sors mon bras, je pédale plus vite pour qu’ils me laissent passer. C’est à eux de ralentir, sinon je rentre dans le camion. Je roule, je roule, ça y est, je détourne le camion. Pour deux secondes, je voyage avec les automobiles, à la queue leu leu. Ils pensent qu’ils vont plus lentement à cause de ma présence, mais ce n’est même pas vrai. Moi je peux voir, en avant, que ça n’avance pas du tout. Je dépasse le camion, et je réintègre la piste cyclable. Je roule à mains libres pour 30 mètres en dépassant toutes les voitures arrêtées à cause du bouchon de circulation. J’adore faire ça.

J’arrive à la rue Sherbourne, et je tourne à droite. Cette rue a une piste cyclable tout le long pour descendre la côte. Je pédale à fond pour accélérer. Je dépasse un feu vert. Roule, roule. Dépasse un deuxième feu vert.

Au prochain coin, merde, un autobus se tasse à droite. Il y a une longue file de personnes qui veulent monter à bord. Elles sont toutes debout sur la piste. Je dois freiner, sinon je m’enligne pour une collision. Stop, stop, stop. Je ralentis, sans arrêter. Je regarde à gauche, la voix est libre, je contourne l’autobus, et revient sur la piste cyclable après l’avoir devancé. Je n’ai pas le temps d’arrêter, quoi, la commande ne se fait pas attendre.

J’arrive à la rue Queen. J’exprime mon signal pour tourner à gauche. J’avance dans l’intersection, j’ai mon bras droit sorti vers la gauche. J’avance, je roule. Une voiture s’engage devant moi, elle veut tourner à droite. Est-ce que le conducteur m’a vu, est-ce qu’il ne m’a pas vu? Il s’introduit lentement, je le vois bouger. Câline, il va y aller puis je vais rentrer direct dedans. Je sonne. Je crie. Il s’arrête. Je continue. Je roule. C’est lui qui ne m’a pas vu, mais s’il m’avait frappé il aurait trouvé le moyen de dire que c’était ma faute à moi. Pas d’allure!

Sur la rue Queen, de la construction. Ils réparent les rails des tramways. J’évite des cônes orange et des camions de construction. Ici, il n’y a pas de piste cyclable et c’est la jungle. J’ai seulement deux coins à faire. Je roule.

Je gagne de la vitesse. J’évite les trous, les bosses. Là, devant, je ralentis juste à temps pour ne pas foncer dans une plaque de métal qui couvre un trou dans le chemin. Elle est haute de trois pouces! Rentrer dans une plaque de métal de 3 pouces à pleine vitesse : ni mes pneus ni ma personne ne survivraient le coup!

Tourne à droite sur la rue Ontario. Je plane jusqu’en bas.

J’arrive à Mengri, en sueur. J’accote mon vélo sur la paroi en brique du restaurant, j’entre, et je grimpe les marches pour me rendre au comptoir. Je brandis mon téléphone avec le numéro de commande. Le commis cherche, cherche, cherche autour de lui. Il me regarde. «Not ready».

Le souper n’est pas prêt. Bien non. Le souper n’est pas prêt.

Je sors. Je sacre. Je souffle. Je regarde la lune. J’attends.

Bleep. Prochaine commande.

Je roule, je roule.

Noir.