Niagara Falls, 2038

Une garderie dans un futur proche

December 28, 2016
nouvelle

Fidèle à son poste, la bruine matinale donne à la ville un air maussade. Jade, café à la main, s’installe à la table à dîner dans son appartement. Elle s’acharne à sa planification pour la semaine. Le samedi est le seul jour où elle n’est pas encore partie à l’heure où le soleil commence à briller. Malgré la paperasse étalée devant elle, elle lève le bout du nez pour entrevoir le nuage humide qui plane au-dessus des chutes, au loin. Elle se souvient du temps où elle profitait d’une journée de congé au grand complet, le samedi.

Elle a l’habitude d’en faire beaucoup avec peu pour sa classe, mais cette semaine s’annonce difficile. Elle venait d’apprendre qu’au lieu des 42 petits à surveiller, elle en compterait 47. C’est juste cinq de plus, pensa-t-elle. Elle n’était pas dupe : une poignée d’enfants de plus, c’est moins de temps avec chacun. C’est l’obligation de choisir des activités qui plaisent au plus grand nombre, sans pouvoir s’assurer que chaque petit y trouve son compte. Sa semaine commençait donc avec un nombre impair d’élèves, ce qui la force de réviser les jeux prévus.

Jade rayonnait de fierté en complétant son certificat d’un mois pour devenir monitrice en garderie. Elle avait déniché un métier qui lui permettrait de subvenir aux besoins d’elle-même et de sa fille Lucie. En plus, elle pouvait l’avoir près d’elle pendant ses journées de travail, avant qu’elle aille à l’école. Jade était tiraillée en classe : les autres enfants devaient souvent prendre le dessus sur Lucie.

C’est un centre de la petite enfance à Niagara Falls qui lui avait offert son premier emploi, l’un des seuls établissements francophones en province. Depuis une dizaine d’années, les garderies étaient devenues privées et ne recevaient aucun financement gouvernemental. C’était l’un de ces programmes qui avait échoué à démontrer la profitabilité des investissements publics au cours de plusieurs décennies. Le soin et l’éducation des enfants généraient très peu de produits commerciaux, après tout. Quelques rapports très peu diffusés, et un contexte politique favorable avaient simplement éradiqué le dossier des garderies du portefeuille gouvernemental.

S’en suivirent quelques années de panique où l’économie avait considérablement ralenti. Du jour au lendemain, les gens ne pouvaient pas laisser leurs enfants seuls à la maison pendant leur journée de travail. La question de l’équité salariale n’ayant pas été réglée par tant de générations de décideurs publics, ce sont surtout les mères qui durent quitter leur emploi à la rémunération moindre pour s’occuper des enfants. Ce fut ainsi pour quelques années, jusqu’au moment où les familles s’étaient éventuellement organisées différemment. Les services de garde devinrent des projets locaux, où les parents avaient fondé des coopératives là où ils en avaient besoin. Chacun payait un montant par tête, ce qui dédommageait le temps de la monitrice et l’espace entre quatre murs. C’était un pansement qui permit à Jade de travailler.

La responsabilité du dîner revenait aux parents. Jade était d’avis que c’était une bonne chose, malgré le fait qu’elle voyait plusieurs enfants passer des journées entières sans manger. Elle gardait toujours quelques fruits et barres tendres pour ceux-là, trop souvent les mêmes. C’était à elle donc, de divertir un total de 42… ou plutôt 47 enfants du lundi au vendredi de 7 h à 19 h. C’était un travail difficile, mais c’était loin d’être le pire qu’il soit.

En se servant un deuxième café, Jade repassa sa semaine en revue, une heure à la fois. Plusieurs présentations multimédias s’infiltraient à l’ordre du jour, pour sa santé mentale, mais aussi pour celle des enfants. Elle gardait sa classe active et stimulée, mais de temps en temps, le divertissement sur écran réussissait mieux qu’elle, surtout en fin de journée. Coussins et couvertes s’avéraient une recette sûre.

C’est elle qui décidait après tout. Elle présentait son programme une fois par année aux parents membres de la coopérative, et personne d’autre n’avait de droit de regard sur la façon dont elle gérait sa classe. Pour elle, l’éducation des enfants importait encore, mais seulement parce qu’elle en avait décidé ainsi. Ce n’était pas le cas partout. Heureusement, les objectifs de développer de bonnes habitudes, des principes de base, les croyances et leur bonheur trouvaient encore leur place dans sa planification. À quoi bon, sinon, d’instruire tant de futurs adultes qui, eux aussi, prendront des décisions pour d’autres personnes au cours de leur vie? Même dans ce monde du «chacun-pour-soi», Jade voulait insuffler un peu d’amour et de bien-être dans leur existence.

Elle passa une grande partie de son samedi à préparer sa classe, à manigancer des exercices courts et d’autres plus longs. Le bricolage était hors de question puisque les matériaux n’étaient pas à sa portée. Le dessin était une activité régulière avec ce qu’elle pouvait trouver de papier et de crayons de base. À l’horaire : jeux de rôle, jeux de société, bref un peu de tout pour faire passer les longues heures loin de la maison et bâtir un sens collectif et d’appartenance pour les tout-petits.

Après plusieurs heures de travail, et en constatant que Lucie était aux prises avec une faim de loup, elle ferma ses cahiers et remit tout au lendemain. Lucie était fin prête pour une marche, et une promenade dans le quartier, en passant par les chutes, leur ferait le plus grand bien. Elle devait faire ses propres provisions pour la semaine, puisqu’elle n’aurait pas le temps pendant ces cinq jours de garderie.


Le lendemain, elle se mit à la préparation matérielle de chacune de ses journées. Elle devait se rendre dans la salle de la garderie qui était à une vingtaine de minutes à pied. Lucie préférait le dimanche au local puisqu’elle pouvait prendre tout l’espace et lire tous les livres sans devoir partager. Jade adorait lui donner ce petit privilège une fois par semaine pendant qu’elle finissait sa préparation. Une journée de travail se transformait ainsi en loisir pour mère et fille.

Lundi matin se pointa sans crier gare et elle se dépêcha à s’habiller, se nourrir et se mettre en route vers le local pour accueillir la marmaille. Elle aidait aussi Lucie, à la course. Jade essayait toujours d’arriver vers 6 h 45 puisque certains parents déposaient leurs enfants plus tôt, même si ce n’était pas dans l’entente. La vie, c’est compliqué, ça au moins elle le comprenait.

Pour bien commencer la journée, chacun choisit un livre parmi la bibliothèque un peu datée et maintenue par les dons des familles francophones de la région. En grand cercle, Jade, avec sa voix d’animatrice bien réveillée, allait raconter l’histoire. C’était un moment de groupe en toute simplicité : avant que la journée ne prenne ses tournants compliqués.

Plus tard, à la pause du dîner, Jade entendit sonner à la porte d’entrée. Ce n’est pas quelque chose qui arrivait souvent, à moins d’être un parent qui venait chercher son petit malade. Elle n’aimait pas les visiteurs. Son attention était déjà divisée parmi ses 47 petits humains, et elle n’avait pas de temps libre pour les intrus. Sans quitter le local, elle utilisa le système radio pour tenter d’éloigner la visite. Elle était toute seule, en plus, et n’était pas prête à faire entrer des inconnus dans sa classe.

«Qui est-ce?», dit-elle.

«Oh hello, is this the French daycare?», demande une voix grave.

«Yes, it is, and we’re busy at the moment.» Elle souhaitait plus que tout au monde que son ton et son manque de courtoisie feraient fuir l’homme qui comprendrait le message.

«Well, great, that’s where I want to be!» répond-il, au grand désespoir de Jade. «I was hoping that we could talk about a partnership.»

Jade s’impatiente. Qu’est-ce qu’il lui prend, celui-là, d’arriver comme un cheveu sur la soupe? Il veut un «partnership», mais il ne sait pas que c’est le pire temps pour en parler.

«Yeah, OK, this is really a bad time. I am in my class.

—When can I come back?»

Peu importe ce qu’il va proposer, Jade est déjà contre.

«There isn’t a good time. Can’t you just send me a note on what you are talking about? 

—Sure, sure, is this the correct address? 

—Yes,» répond-elle, son ton étant complètement transparente et laissait deviner son impatience.

«Perfect, thank you!»

Bon débarras, pensa-t-elle. Il ne restait plus qu’à attendre des nouvelles de cette idée suspecte d’un bonhomme sorti de nulle part. Elle retourna séparer Tom de Victor puisqu’ils tentaient tous deux de se dessiner dessus, et Éli s’était mis à pleurer sans aucune raison apparente.


La semaine se déroula sans évènement majeur. Jade était épuisée en raison des cinq petits de plus. Vendredi soir, elle se rendit au centre commercial pour magasiner et prendre le courrier. Elle y sortit quelques factures et une revue pour enfants de Montréal dont elle avait elle-même payé l’abonnement pour sa classe. Elle y trouva aussi le paquet mystérieux qui devrait contenir l’information sur ce «partnership». Elle se résout à ne l’ouvrir que le lendemain.

Le restant de sa soirée, elle le prit pour donner une bouchée à Lucie et à passer du temps avec elle. Elle était épuisée, mais voulait quand même lui dédier toute son attention, elle qui partageait sa maman avec les autres enfants la semaine durant. Ils chantèrent quelques chansons, et deux ou trois histoires réussirent à endormir la petite. À ce moment-là seulement, Jade put s’asseoir pour manger à son tour, et n’hésita pas devant un verre de vin pour compléter sa semaine et contempler sa vie, bien que brièvement.


Elle se doutait du contenu de l’enveloppe, mais l’ouvrit quand même. Jade en sortit une lettre accompagnée d’une brochure reluisante et dispendieuse qui louait les avantages de cette entente qu’elle avait, jusque là, refusé de considérer. Jade était soucieuse devant ce genre de projet et l’homme bizarre qui s’était présenté en plein jour pour lui vendre sa salade. Elle lut les documents avec scepticisme.

Comme elle s’en doutait, c’était bien une entente qui promettait de verser des fonds aux opérations de sa garderie. C’était toujours une offre alléchante. Avec plus de sous, elle pourrait acheter régulièrement de collations, et même des livres neufs de temps en temps. Elle pourrait embaucher de l’aide pour habiller, changer, séparer et consoler les enfants. Elle pourrait se permettre des bâtonnets de colle pour confectionner des bricolages, de vrais!

Quelque chose manquait, ce n’était pas assez clair dans la brochure. Que fallait-il faire contre cet argent? Elle ne pouvait ignorer l’autre côté de l’entente, et évidemment, les détails manquaient. Les sous ne tombaient pas gratuitement sur la garderie. Où était l’attrape? Sa curiosité était piquée assez pour pousser la question. Elle se résout à appeler le représentant pendant une pause lundi matin pour en savoir davantage.


Elle avait prévu une collation surprise pour chaque enfant. Lorsqu’ils mangeaient leurs petits pots de yogourts aux saveurs variées, elle composa le numéro de la brochure. L’homme de la semaine dernière répondit.

«Hi,» dit-elle. «I was wondering if you can tell me more about the documents you sent me. 

—Oh thanks for calling back! I’m glad you are interested. 

—I am not sure I am interested, it’s just that I didn’t find any information on what you want from us for the money you’re offering. 

—Well, it’s very simple. It might be better if we could meet in person. 

—No, I won’t have time. Can you please tell me now? I have a few minutes. 

—Alright then, well it’s very simple.»

Tu l’as déjà dit, pense-t-elle.

«Once a week, we would bring a team into your class for a full day. You would not have to prepare any planning for that day since we would take care of everything. 

—… OK what would you do? I am responsible for the class here. 

—Well, we would conduct an activity with the kids that would last all day.»

Insatisfaite, elle le relance :

«What kind of activity? 

—Oh you wouldn’t have to worry about it, we would prepare everything and you don’t need to do any planning. 

—I asked what kind of activity. Educational? 

—Well, yes, of sorts. We would show them how to perform a particular skill. It would be different every time we would come to your class.»

Jade se pose plus de questions maintenant qu’avant l’appel.

«What do you mean? Sewing? Lawn-mowing? Counting? Drawing? 

—Not quite, no. We would provide some parameters for them to produce something by the end of the day.»

Vous voulez les faire travailler, pense Jade. Elle a tout compris.

«Thank you, that’s all I need. I will call you back if I need more information. 

—Can we count on your support?»

Elle avait raccroché. Furieuse d’être presque tombée dans le piège, elle se retourna vers sa classe et observa les joyeuses mines des petits.

Le front qu’ils avaient, ces vendeurs. Ils pensaient qu’avec la promesse de quelques maigres dollars, ils pouvaient voler l’enfance à ces jeunes et les mettre au travail. Elle connaissait les rumeurs que ça se passait ailleurs, dans d’autres villes, loin d’elle, que plusieurs garderies étaient en pire état que la sienne. Mais pas ici, pas avec elle.

Elle savait que cette option pouvait la surprendre à tous les coins de rue. À ce jour, elle avait gardé le pouvoir sur sa classe, mais combien de temps pouvait-elle encore tenir? S’il fallait que cinq enfants s’ajoutent la semaine prochaine, sa coopérative ne serait pas durable. Jade serait dans l’obligation de soit augmenter les frais ou accepter de l’argent de l’extérieur, et faire certains compromis.

Ce serait une décision pour un autre jour. Pour l’instant, Magalie et Loïc se querellent, et sa petite Lucie rongeait allègrement le coin d’un livre.