Les murs sont trop minces

Les paroles qui blessent voyagent sans barrières

December 19, 2016
théâtre

Prologue

Emma est seule, debout, et regarde dans le vide.

EMMA

Ils peuvent dire n’importe quoi. Ce n’est pas eux qui vont devoir en payer les conséquences. Même si ce qu’ils disent ce n’est pas correct, même si quelqu’un les rappelait à l’ordre. Ils n’ont pas à s’en faire avec ça, eux. Ils sont libres.


1

Chambre d’hôtel. Emma est assise sur le lit, l’oreille tendue vers le mur.

EMMA

J’entendais juste des drôles de bruits au début. Je les entendais rire. Ça parlait fort. Des bouchons de bière lancés dans le bac de recyclage. La porte de patio qui ouvrait, qui fermait. Je pouvais presque sentir l’air froid de l’hiver qui entrait en grand vent dans la chambre pour que quelqu’un fume sa cigarette, accoté au mur. Une gang de gars.

Je les connaissais, mais à peine. Ils participaient à la même conférence que moi. On aurait pu être amis, peut-être. On faisait semblant de l’être. Je n’avais jamais eu de raison de me rapprocher d’eux. Ce n’est pas comme s’ils étaient chaleureux et plaisants.

Je tendais l’oreille de l’autre cote du mur, et puis je me suis rendue compte que je pouvais suivre les conversations au grand complet. Je captais leurs mots, leurs phrases. Ça ne me tentait pas. Je n’avais pas envie d’en savoir autant. Ça fait que j’ai décidé d’ignorer tout ça pi d’aller me coucher. Ça parlait fort.

Les murs étaient minces.


2

Une autre chambre d’hôtel. Cinq jeunes hommes sont assis sur le lit, sur la commode ou debout. Ils ont des bières. La porte du balcon est ouverte et l’un d’entre eux fume.

FRANK

Ça commence à quelle heure demain?

ERIC

À 9h, je pense bien.

FRANK

On a en masse de temps pour passer à travers de ça! Pointe une bouteille d’alcool. Rires.

ALEX

Y’a pas grand chose a l’ordre du jour demain, franchement. On devrait pouvoir s’en tirer même si on est mal amanchés.

ERIC

Surtout qu’on a fini tard ce soir. Ils ne vont sûrement pas s’attendre à ce qu’on soit tous sur le piton dès la première heure demain matin.

MAX

C’est-tu juste moi ou est-ce qu’il n’y a pas autant de monde que l’année passée?

ERIC

Ce n’est pas la quantité qui compte, Max, c’est la qualité!

MAX

C’est-tu juste moi ou est-ce qu’il n’y a pas autant de monde intelligent que l’année passée?

FRANK

Pas autant de beau monde, non plus!

Rires.


3

EMMA

C’était juste un feeling. Plus je tendais l’oreille, plus j’allais entendre des choses que je n’avais aucune envie d’entendre. Même de l’autre cote du mur, je n’étais pas la bienvenue dans ce groupe-là.

J’avais raison. Ils se sont mis à parler de toi. De ce qu’ils avaient envie de te faire. Ils n’ont pas demandé la permission. Ils ont juste lancé tout ça dans l’univers comme s’ils avaient le droit de faire ça. Ils avaient le droit de faire ça. Je me suis demandée si je devais me mettre des bouchons dans les oreilles pour dormir, ou bien écouter pour voir jusqu’où ils pouvaient aller.

Ils ont parlé des autres. Tellement d’autres femmes. Ils ont dit toutes sortes de choses. C’était sexuel pis ce n’était pas correct pis je n’ai pas envie de tout répéter. Vaut mieux le prendre pour ce que c’est: une gang de gars qui jasent entre gars. Mais ces choses-là, ils les ont dites. Ils les ont sortis de leurs têtes et ont prononcé chacun des mots. Pour de vrai.

Après, ils ont parlé de moi. Ils ont mis des mots sur moi, partout, mais ils n’ont pas pensé à moi. À ce que ça pourrait me faire de parler comme ça. Ils ont parlé de moi comme si j’étais dans le milieu de leur chambre là pi que tout le monde pouvait dire n’importe quoi. N’importe quoi qui leur passait par la tête. Peu importe, sans conséquence dans la vraie vie. Ils me lançaient des mots pi ça me collait sur la peau, ça ne partait pas. Je n’étais même pas là, mais ils me faisaient tourner dans le milieu comme une danseuse dans une boîte à musique. Je ne sais même pas danser.

Ils jouaient en cachette. Ils n’auraient pas pu partager ça dans la salle de conférence. Des conversations comme ça, ça reste entre quatre murs.

Mais les murs étaient trop minces. J’ai tout entendu.


4

ALEX

Sérieux, l’année passée y’avait toute la gang d’Ottawa. Il y avait pas mal plus de belles filles en tout cas.

ERIC

Elles se sont probablement toute casées : mari, maison, bébés, toute le kit. Fini les congrès annuels.

FRANK

Elles ne savent pas ce qu’elles manquent.

MATT

En tous cas pour cette semaine, je ne vois pas beaucoup de potentiel.

ALEX

Arrête, là, y’en a plein qui valent le coup. Tu ne vas pas me dire qu’avec 400 personnes de partout en Ontario, dont la moitié sont des jeunes femmes qui cherchent à peu près la même affaire que toi, tu ne vois pas de potentiel.

MATT

Ouin, I guess.

ALEX

Il va falloir te dégêner, vieux! On va pouvoir t’aider nous autres! On est des experts.

ERIC

Regarde-le, lui.

MATT

En tout cas, je vous le dis tout de suite, moi j’ai l’œil sur Alexa pis que je vous voie vous approcher d’un pouce.

ERIC

Oh! Monsieur est territorial!

MATT

Je vous avertis.

ALEX

Qui veut gager qu’on sort d’ici dans trois jours pis que ça ne se sera passé, hein?

MAX, voix intérieure

Je n’aime pas ça quand ils commencent à parler des filles. C’est quoi l’affaire de se déclarer pour une ou pour l’autre. Ça met plein de pression. Je ne leur dois rien, eux autres. Si je trouve une fille de mon goût, je vais garder ça pour moi jusqu’à ce que je trouve le courage de lui dire à elle, bon. Ça finit à peu près là. Ils vont toujours trop loin.

ALEX

Pis toi, Max, y’a-tu quelqu’un qui te tape dans l’œil?

MAX

Pas vraiment, non.

ALEX

Enweye…tu peux nous le dire.


5

EMMA

Ils sont libres de le dire, de le penser. J’ai vu des ballons pleins d’hélium qui sortaient de la chambre d’à côté. Des ballons pleins d’idées pi de pensées croches pi de fantasmes. Des ballons qui s’envolaient sans s’arrêter au plafond. Ça passait au travers des murs. Ça partait d’un bord pis de l’autre pi ça pouvait s’envoler aussi loin que ça en avait envie.

Ils sont libres comme l’air. Moi je suis prisonnière de ce que j’ai entendu. Leurs ballons c’est des cailloux dans mes poches. Des boulets attachés à mes chevilles. Les ballons s’envolent et moi je reste clouée au sol.

Pour eux, ça ne change rien. C’est des paroles en l’air. Pour eux, y’a pas de réparation, ou d’excuses ou rien comme ça. Ils passent par-dessus. C’est juste un vendredi soir comme n’importe quel vendredi soir avec les boys.

C’est comme s’ils m’avaient flanqué un pack-sac sur le dos, juste de même, avec leurs paroles. Un sac plein de briques rouges à porter jusqu’à l’autre bout du monde. Je vais le traîner partout, pour toujours. Même si ce sont leurs paroles, leurs poids retombent sur mes épaules à moi. Si je ne fais rien, je souffre.

Leurs grosses briques, faudrait que je les sorte, une par une, pis que je les relance de l’autre cote du mur. Il faudrait que je leur crie par la tête, que je leur dise que je n’en ai rien à foutre de leurs briques pesantes. Qu’ils peuvent bien les garder pour eux-mêmes et me laisser avancer. Si je ne fais pas ça, elles vont me ralentir, leurs foutues briques.

Mais je n’ai rien demande, au départ. Je n’ai que tout entendu.

Les murs n’ont pas pu m’en sauver.


6

MATT

S’il y a quelqu’un que je pense, qui mérite une punition l’a, c’est Emma.

ERIC

Emma, elle est tellement chiante.

MATT

Elle s’oppose toujours à tout, elle a une optinion chiante sur tout, pis franchement là, il faudrait que quelqu’un lui fasse comprendre.

ERIC

Moi, je serais game pour y montrer deux trois affaires, entre autre comment fermer sa trappe. Rires.

ALEX, voix intérieure

Là, là, les gars c’est trop personnel. Ce n’est pas correct de vouloir punir une femme parce qu’elle est bonne ou chiante ou pour n’importe quelle autre raison qui a du sens dans vos têtes. Ça se fait pas, c’est tout. Pis elle est bein correct, Emma.


7

EMMA

C’est facile de penser à ce que j’aurais pu dire, ce que j’aurais dû faire.

J’ai tout entendu, gang de caves. Vous n’avez pas honte? Ce n’est pas correct, vous le savez. Vous vous prenez pour qui, bande de salauds? Pensez-vous vraiment qu’on va vous laisser faire? Pensez-vous qu’on n’a pas le droit de vivre, nous autres aussi? Qu’on a le droit d’aller se coucher le soir pis de savoir qu’il n’y a pas personne qui fait des commentaires à nos dépens? Pensez-vous que ça ne nous affecte pas, nous autres? Ne pensez-vous pas qu’on veut juste être traités comme du monde? Ce n’est pas complique, me semble!

Devant eux, je ne dis rien. Un regard pour leur dire que j’ai compris, que j’ai tout entendu, que je sais de quoi ils sont faits.

Je ne veux plus jamais rien savoir d’eux. Je suis prête à prendre mes briques pi à m’en aller chez moi. Ils ne sauront pas, eux, le trouble que je vais avoir demain matin, en me levant. Il va falloir que je sorte de ma chambre, bien mise pi habillée comme du monde. Il va falloir que je sois présentable, pis acceptable, belle pis capable. Ils ne s’en douteront même pas qu’en dessous je vais avoir envie de fondre sur le plancher.

Ils n’auront même pas besoin de s’en préoccuper. Si seulement je n’avais rien entendu.

Les murs étaient trop fucking minces.

Noir.