La traversée

Un canot de bois affronte la baie Georgienne

December 15, 2016
nouvelle

Même les cigales ne se doutaient point de la commotion qui allait se produire, ce jour-là, dans le petit village de Lafontaine au bord de la baie Georgienne. Elles s’en donnaient à cœur joie dans la performance de leur chant estival, l’accompagnant même de quelques pas de danse dans leur vaste contrée qu’était la cour arrière de notre maison de campagne. Le soleil plombait. Ses rayons n’étaient entrecoupés que des quelques touffes vertes des arbres qui nous procuraient un peu d’ombre, pas tant pour nous rafraîchir que pour nous protéger de la pesante chaleur de cet après-midi du mois de juillet. Enfants, nous étions étalés, à la verticale, ne sachant trop que faire de ce surplus de jours de vacances sans obligations scolaires où le temps avance à pas de tortue. J’avais convaincu mon père d’installer un hamac en corde entre deux troncs d’arbre du terrain. Lorsque le soleil atteignait son paroxysme, je m’y installais avec un livre pour à la fois prendre et faire de l’air.

Lors de cedit après-midi, mon père arrivait du travail comme à l’habitude, épuisé par les heures passées en pleine canicule. Mon frère voyait défiler des reprises d’émissions à la télévision. Nous cherchions tous, tant bien que mal, à faire passer le temps entre l’instant présent et l’arrivée de la visite tant attendue. Oncles, tantes et cousins s’amenaient en trombe, d’une minute à l’autre, pour profiter de notre espace en pleine nature. C’était l’été, après tout.

À partir de ma position surélevée dans le hamac, je me laissais distraire par la forêt qui m’entourait. Elle n’était pas encore perforée, à ce moment-là, par l’avènement de nouveaux voisins en quête de lopins de terre. Le nôtre était tout près de l’eau, mais trop loin pour pouvoir entendre le clapotage des vagues, sauf par jours de grands vents. La cour était pleine de babioles de toutes sortes : bouts de bois, échelles, matériaux de construction. Parmi les objets pêle-mêle se trouvaient des embarcations que mon père avait confectionnées dans ses temps libres. Deux kayaks en bois brillaient au soleil, leur vernis ayant perdu un peu de lustre au fil des ans et des éléments, mais pas complètement. Un canot en bois s’y trouvait aussi étendu de tout son long. Contrairement aux spécimens communs à deux places, celui-ci en avait huit. Il était soigneusement assemblé de languettes de cèdres sablées et vernies, et à l’intérieur se trouvaient huit bancs avec coussinets pour un confort maximal. C’était une embarcation immense. J’affectionnais particulièrement la touche finale bien discrète : un auto-collant d’une barque semblable, hommes à bord, en plein vol devant une grande lune jaune-orange. Certains y auront reconnu les figurants du conte folklorique de la Chasse-galerie. En attendant la visite, l’idée me vient qu’il serait grand temps qu’on le sauce à l’eau, ce fameux canot.

« Si l’on faisait un tour en canot, demain? », proposais-je de façon bien innocente plus tard en soirée. « On pourrait au moins voir s’il flotte. » C’est décidé : ce sera donc au programme du lendemain. Dès le lever, la frénésie s’installe. Une expédition de canot est une activité si rare que les essentiels sont durs à localiser. Où sont les rames? Combien y en a-t-il? Sais-tu où se trouvent les vestes de sauvetage? Qui veut aider à préparer la collation, assembler les sandwichs? Je commence à me demander si ma suggestion de la veille en valait encore le coup, mais il est trop tard pour reculer. Tous ensemble, nous devons mettre le canot dans la remorque, l’attacher au camion, nous entasser dans le siège arrière avec nos cliques et nos claques, et nous rendre à l’accès à l’eau. Il faut le redire : il s’agit d’un canot en bois et non en fibre de verre, qui peut contenir huit personnes. Autrement dit, il pèse une tonne.

Une fois près du lac, la baie du Tonnerre ne pose pas de questions. Le canot est déposé dans l’eau et, quel soulagement, il flotte. Nous tentons à plusieurs mains de tenir la barque en équilibre pour que chacun, petit et grand, puisse y entrer sans le faire basculer. Même l’été, l’eau de la baie du Tonnerre qui fait face au nord est froide, voire glacée. Moi qui ai toujours été frileuse, je n’ai aucune envie de plonger, accidentellement ou pas, dans cette eau frigide. Après de longues minutes, on est fins prêts à commencer la traversée. À partir de notre point de départ sur la côte ouest, j’aperçois notre destination. La côte est de la baie, avec ses grandes collines vertes et sa plage toute blanche, se dresse au loin. Seule la baie elle-même s’étend devant nous, devenant ainsi un obstacle de taille à traverser pour se rendre de l’autre côté. Quand l’équipage est prêt, on met le cap sur la plage à l’horizon. Ça y est, on pousse le canot et on part!

La baie contre-attaque. Si on se faisait l’illusion qu’elle allait nous laisser la prendre d’assaut, sans démontrer la moindre résistance, on avait tort. Il vente. Plus on avance, plus les vagues deviennent creuses et font ballotter le canot d’un côté à l’autre. C’est la baie qui mène, ici, et elle entend bien nous le faire comprendre. Ramer à huit personnes requiert du rythme, et cela nous prend plusieurs minutes avant de l’atteindre. Une, deux, une, deux. Mon père est à l’arrière et fait le navigateur – celui qui, malgré son silence, est le seul qui sait moindrement nous diriger dans la bonne direction. Mon oncle, à l’avant, joue le rôle de capitaine. La main dressée sur le front, il fixe l’horizon et s’écrie qu’il aperçoit la terre ferme. Ramons, ramons plus vite!

Nous atteignons notre vitesse de croisière. Les vagues nous fouettent à bâbord. Les rames font revoler l’eau et on se fait arroser de tous côtés. Là-haut, le soleil brille et fait scintiller les gouttes d’eau qui giclent de partout. Le vent nous souffle en pleine face, mais on avance, et on avance rapidement. Je me coince le pouce sur le rebord du canot entre mes coups de rames. J’ai mal, mais je résiste à l’envie de prendre une pause. Impossible d’arrêter : le rythme doit être maintenu!

Aux trois quarts de la traversée, à toute vitesse, en plein milieu de la baie, des vagues et du vent, je sens le canot prendre encore plus d’élan. J’aperçois derrière une vague plus grande que les autres. Elle nous rattrape. La vague s’écrase contre le canot et tout d’un coup il est propulsé vers le haut et prend son envol. Nous voilà, à huit, ramant vers le haut et traînant une chute de gouttelettes d’eau qui replongent dans la baie derrière nous. Je sens le vertige s’installer dans mon ventre, mais je continue de ramer. Nous amorçons un virage vers la droite, et, au-delà du rebord du canot, je vois un éventail de couleurs. À vue d’oiseau, c’est une vue féerique du village: le bleu de l’eau, le jaune des champs, le blanc des plages, le vert des forêts. Mes yeux se posent sur la baie que nous survolons, sur cette infime partie d’un lac encore bien plus vaste sur lequel s’accote le petit village de Lafontaine depuis ses tout débuts.

Dans leur vaste contrée de la cour arrière de notre maison de campagne, les cigales s’en donnaient à cœur joie dans la performance de leur chant estival. Pendant quelques secondes, elles durent se réfugier sous les feuilles des mauvaises herbes puisque des gouttes qui ressemblaient à de la pluie leur tombaient sur la tête. Elles ne savaient pas, cependant, que les gouttes ne tombaient pas des nuages, mais plutôt de la traînée d’un canot volant à toute vitesse en plein ciel.