Thunder Bay

Visite mémorable dans une communauté du Nord

December 18, 2016
nouvelle

C’est une ville magnifique l’été, m’a-t-on dit. Je veux bien le croire, mais je ne l’ai jamais vue. Les mois de janvier et février ne jettent pas la lumière la plus glorieuse sur cette ville du Grand Nord. En fait, ils ne l’éclairent presque pas du tout.

De gros flocons mouillés s’écrasent sur le tarmac. Je me croise les doigts pour que ma voiture de location soit équipée de pneus d’hiver fiables. La dernière fois, je franchissais le quai des arrivées bien après 22 h. Le kiosque fermé, je me retrouvais sans auto dans un aéroport enneigé sur la pointe la plus éloignée du lac Supérieur. Ils devaient bien le savoir, au comptoir, que j’allais me pointer tôt ou tard.

Cette fois-ci, je ne bute aucun obstacle. Clés en main, je roule vers l’hôtel où, à mon arrivée, je constate que l’équipage du vol d’Air Canada y loge également. Ils déambulent dans le hall d’entrée avec la légèreté d’une troupe de théâtre qui vient de présenter un spectacle exemplaire. Ils promettent de se rejoindre au bar, l’esprit à la fête. Moi, je monte vers ma chambre pour la nuit.

C’est mon emploi qui m’amène ici, un peu malgré moi. Demain, j’ai rendez-vous avec Kate, une travailleuse sociale qui veut forger des liens avec un groupe communautaire. Ses membres étudient la possibilité de s’allier à nous pour un partenariat de longue durée. Je me demande vraiment ce que cela nous rapporte de nous unir à des gens si loin, mais bon, me voilà.

La nuit bat son plein, noire et glaciale. Par la fenêtre, je distingue le contour d’une montagne blanche. À première vue, elle m’apparaît comme une pente de ski distante. J’ai tort. C’est plutôt la butte de déneigement du stationnement. Sans aucun doute : l’hiver ne se laisse pas oublier à Thunder Bay.


Le réveil-matin me tire de mon sommeil quelques heures plus tard. À mon lever, il fait noir comme dans une cave. Peu à peu, la lumière se pose sur un vaste paysage blanc. Entre la cour arrière de l’hôtel et la surface de la planète mars, je vois peu de différence. La neige a cessé de tomber. Le soleil faible, mais radieux, monte timidement dans un ciel bleu comme un lac d’été.

Le rendez-vous est fixé avec Kate pour le petit-déjeuner au restaurant de l’hôtel. Elle l’a proposé, ce qui m’a rassuré puisque je ne connais pas beaucoup la ville malgré quelques visites. Jusqu’à maintenant, nous avions seulement échangé au téléphone. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre ni d’elle ni de ce périple.

La table où je prends place est carrée et bien mise. Le café arrive aussi tôt en format carafe. Je balaye la salle du regard : la plupart des autres clients voyagent pour les affaires. Certains représentent le gouvernement. D’autres proviennent des compagnies minières. La ville de Thunder Bay a déjà été un important poste de traite, et garde les séquelles de son histoire.

J’ai su que c’était elle dès le premier regard à son entrée dans la salle à manger. Son assurance se distingue de loin, tout comme son manteau en duvet rouge vif d’ailleurs. Je lui fais signe, elle vient me rejoindre. On se présente, on cause de la température qui se loge à -40 pour aujourd’hui. On discute en anglais. Je me sens accueillie.

Elle me raconte son coin, son emploi, l’histoire des gens que nous allons croiser tout à l’heure. L’objectif de la rencontre est clair. Pas besoin d’ordre du jour, je leur en ai déjà parlé, me précise-t-elle, comme si c’était la seule condition au succès dans ce coin de pays.

Thunder Bay accueille un peu tout le monde, raconte-t-elle : membres des Premières nations, immigrants arrivés de différentes vagues, de plusieurs origines, des étudiants, des ouvriers, les mines, la forêt. On croise vraiment de tout. L’hiver, l’échappement est risqué. Winnipeg se trouve à 8 h de route si les chemins sont beaux. Toronto s’étend à 20 heures. L’isolement oblige à se débrouiller pour subvenir aux besoins de la communauté.

On mange des œufs pochés avec des tomates et des toasts. C’est simple, mais savoureux. Les aliments déjà préparés sont hors de prix, même pour les restaurants d’hôtels. Vivre à Thunder Bay c’est comme habiter une île.

Elle paye le déjeuner, même si j’insiste. Sa journée entière est dédiée à ma visite ici, ce qui m’étonne et me gêne un peu. Le rythme est différent de mes habitudes citadines, mais je décide de céder et de la suivre.


Elle conduit un Jeep rouge-orange 4x4 à l’épreuve des éléments. Impossible d’être mieux équipée pour l’hiver du Grand Nord. Je grimpe dans le véhicule, non sans effort.

Je la sens d’humeur espiègle, comme une petite sœur qui s’apprête à jouer un mauvais tour. On s’arrête dans une station-service pour apaiser son urgent besoin de lave-vitre. Rapidement, elle paye, débouche et vide la bouteille dans son moteur.

Elle ne part pas sans taquiner le jeune commis. « How come you didn’t offer to help? », dit-elle, un sourire en coin, sachant très bien qu’elle attise le feu de la galanterie qu’elle passe généralement son temps à éteindre. « Do you let all poor women do the dirty work? » Elle ferme la portière, fière de son coup. La confusion se lit bien dans le visage du commis qui prend rapidement plusieurs teintes de rouge. Elle est de toute évidence capable de s’occuper d’elle-même et de sa voiture, et ne me semble pas le genre de femme qui dépend des autres, encore moins des hommes, pour se sortir d’affaires. Les clichés et les stéréotypes, ce n’est pas son style, mais elle aime jouer avec la perception des gens. Elle a du cran.


Après seulement quelques minutes à bord de l’hiver-mobile, j’entrevois les nuances de la personnalité de Kate. Elle a une grande présence dans la communauté. Elle participe à de nombreux événements. Elle préside son syndicat, milite, et avance avec un sens de justice qui se ressent dans ses moindres actes. «Chacun a sa part à faire», prononce-t-elle, comme si donner son temps libre pour de bonnes causes était seconde nature.

Arrivée au bureau de sa section locale, elle m’offre une modeste tournée. Des affiches brandissent des slogans percutants sur les murs : a woman’s place is in her union, united we fight, divided we fall, etc. Je rencontre sa vice-présidente et sa secrétaire-trésorière. L’une d’elles parle à Kate des dernières nouvelles quant à sa mère, malade. Ces femmes ont du vécu, portent leur cœur sur la manche. Elles ne laisseraient personne les intimider, pas un employeur, pas un député, pas un seul malheureux qui se mettrait sur leur chemin. Ce sont elles qui mènent, ici. They run the show.

Kate me sert un café chaud, et l’on s’installe dans la salle de réunion une heure avant qu’elle débute. On jase encore un peu, et elle me raconte d’autres histoires du coin. Entre temps, quelqu’un arrive dans le bureau à partir de la porte du centre commercial. Il pose une question sur l’assurance-emploi, sur le processus pour postuler s’il perdait son emploi. L’une des deux femmes passe un bon moment avec lui pour lui expliquer le système. Elle ne manque pas de lui faire signer une pétition pour faire du programme d’assurance-emploi un appui plus accessible. Je devine pendant quelques minutes la portée du service communautaire offert dans ce petit bureau de section locale mené par trois femmes.

La rencontre se déroulera comme prévu. J’essaierai de les convaincre de se joindre à nous, de payer la cotisation, de bénéficier des services, de s’unir à notre groupe qui représente de plus en plus d’individus dans la province. Ensemble, nous avons une voix plus forte, proclamerai-je. Nous pouvons nous faire entendre auprès des instances qui prennent des décisions sur des enjeux qui nous affectent. Nous pouvons parler au nom des gens dans le besoin avec qui nous travaillons tous les jours. Je suis consciente d’être l’étrangère venue de Toronto, et j’essaie de minimiser ce fait en tentant une maîtrise totale de mes expressions non verbales. Je veux présenter le moi le plus chaleureux possible.

Kate, de son côté, soutient le poids de la réunion. Elle a eu peu de mots, mais ce qu’elle dit porte loin. Moi je devais les convaincre, et elle les avait déjà persuadés par sa présence.


Une fois la réunion terminée, elle me propose un lunch au centre commercial rattaché à leur bureau. Soupe et sandwich pour 4 $, home-made.

Comme elle avait planifié la journée avec moi, nous partons pour une promenade au centre-ville. On passe devant le siège social du quotidien local, le Thunder Bay Chronicle, des pâtisseries polonaises où les beignes sans pareils, et des boutiques variées où les gens se procurent ce dont ils ont besoin. Les bancs de neige triomphent, mais le soleil brille comme Toronto ne l’a pas vu depuis la fin octobre. Dans le Jeep, on circule devant la rive du lac Supérieur gelé à la grandeur. Je contemple les vagues de glace formées au fil de l’avènement du froid de l’automne, et je pense que, comme plusieurs collectivités nordiques, l’hiver prend ici le rôle de personnage principal.

Kate a pour Thunder Bay une passion qui ne s’explique pas. Elle est née, a étudié, travaille et y est dévouée à bâtir la communauté. Elle ne quitterait la région pour rien au monde. Me vient en tête l’arrogance des Torontois quand, parfois, ils pensent que chaque personne au monde ne voudrait qu’habiter dans leur ville.

On s’arrête à plusieurs endroits où elle salue les serveurs, les commis, les gens en général. Elle a une présence bien connue.

L’aménagement du bord de l’eau contient des parcs pour enfants, des sentiers et des belvédères avec vue sur le grand lac. Même l’hiver, l’espace paraît convivial. Elle me jure qu’elle se baigne l’été, mais seulement quand la saison chaude atteint son paroxysme, disons fin juillet, début août.


Pour le dernier arrêt, nous passons chez elle. L’une de ses filles va venir avec nous me porter à l’aéroport. Kate en a eu deux quand elle était très jeune. Elles sont adolescentes maintenant. L’une d’elles a des troubles de comportement, s’intègre mal à l’école et a l’habitude gênante, et quand même impressionnante, de se battre avec les garçons. Toutes deux sont très intelligentes, et ne laissent personne parler ou décider pour elles. Avec le peu d’information que j’ai sur Kate, cela ne me surprend pas du tout.

Elle me fait visiter sa maison. Une maison-chalet modeste et efficace. Sa grande fierté c’est son sauna do-it-yourself, dans le sous-sol, juste à côté de sa cave à vin do-it-yourself. C’est son repère secret où elle peut se réchauffer dans le fin fonds de l’hiver.

Elle me dépose à l’aéroport. Je descends du camion et arrive le temps de se dire «à la prochaine». Je la regarde, et me surprends à vouloir la prendre dans mes bras avant de partir. L’émotion m’étonne. Je devrais… on devrait tous ressembler un peu plus à Kate. Elle a une force de caractère égale à personne.

En montant à bord de l’avion du retour, je m’imagine mal avoir une vie comme la sienne. Sa demeure, ce qu’elle a construit pour elle-même et pour ses filles est d’une simplicité intentée. Elle aurait pu partir. Elle avait le talent pour se trouver du travail n’importe où. Mais elle est restée dans sa ville pour donner tout ce qu’elle pouvait.