En passant par Lafontaine
Souvenirs d’un grand déménagement
December 17, 2016
nouvelle
Elle partage la banquette arrière avec son jeune frère. Ses parents, à l’avant, font tout leur possible pour satisfaire aux demandes musicales incessantes de leurs passagers. Les refrains s’enchaînent et la voiture file vers les rives de la baie Georgienne.
À neuf ans, elle amorce un grand moment de sa petite vie. En traversant le Toronto Métropolitain, elle ne se doute pas que leur voyage est le début d’une aventure au cours de laquelle elle fera la mémorable découverte du village de Lafontaine et de ses habitants.
Elle ne connaît presque rien de cet endroit. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il figure dans des tonnes de chansons.
Près de Lafontaine, un oiseau chantait. Un oiseau, à la volette, un oiseau, à la volette, un oiseau chantait.
Quelques mois plus tôt, avant d’apprendre la grande nouvelle, elle jouait à la marelle sur l’asphalte de son école élémentaire, à St. Catharines. Elle sautait sur le pavé à pieds joints, ses bottes de pluie montant jusqu’aux genoux, pour saluer le changement de saison. Ça, au moins, elle le savait : après l’hiver, le printemps va faire fondre la neige. Après la marelle, la cloche va sonner. Après la récréation, ce sera la collation et le bricolage. À la fin de la journée, l’autobus jaune la ramènera chez elle, rue Ravine. Elle comprend et vit très bien son train-train quotidien.
Mais cet été ne sera pas comme les autres. D’habitude, la famille va à la ferme ou en Acadie pour visiter certains de ses nombreux cousins. Cet été, elle va déménager. C’est ça, la grande nouvelle. Son père a eu un boulot dans une usine de bateaux et c’est en Huronie qu’ils vont atterrir.
Elle laisse donc derrière elle sa courte vie pour partir en direction d’une péninsule de la Baie Georgienne, durant cet été 1993. Barrie est la seule grande ville qui ponctue le voyage. C’est en réalité une ville de taille moyenne qui connaît un effet champignon.
Elle ne le sait pas encore, mais c’est là qu’elle créera un lien indéfectible avec la langue française et surtout avec la musique. Elle y sera étudiante au secondaire et vivra des expériences bien normales, typiques d’une école de ville moyenne. En dehors des heures de classe cependant, elle trouvera un immense terrain d’apprentissage. Elle aura quatorze ans quand une nouvelle station de radio francophone verra le jour. Le lancement de la station CFRH sera un projet d’envergure et elle y participera activement. Pendant quatre ans, elle remplira une heure d’émission par semaine d’entrevues, de profils communautaires et de beaucoup de musique. La « Rosée du soir » deviendra sa fenêtre pour découvrir les aspects de la région dont elle ne connaissait rien du tout.
Microphone en main, elle ira à la rencontre des gens du coin pour les faire parler de la place. Elle les fera parler de leur histoire, de l’esprit de communauté, de la résistance commune et historique qui marque la région. Le producteur de sirop d’érable partagera sa connaissance des bois du village, du temps des sucres et de la récolte des morilles dans la saison avancée. Les auteurs, musiciens et artisans, qui capturent à leur façon le vent de la Baie pour le parsemer dans leurs œuvres, en partageront des extraits. Les enseignants qui nagent à contre-courant pour faire aimer le français aux élèves, soit en lisant Gabrielle Roy ou en jouant à la Fureur en classe le vendredi, y seront aussi. Son passage à la radio lui permettra de s’orienter vers les musiques, les médias et bien d’autres créations francophones pour les années à venir.
L’excitation du voyage monte d’un cran lorsque défilent par la fenêtre de la voiture les zèbres et les bisons de l’étrange Zoo d’Elmvale, un attrait touristique hors de l’ordinaire. Tandis que la voiture roule toujours en direction du nord, c’est la cassette de Paul Demers qui entonne un hymne de circonstance pour cette partie du trajet.
Que tu viennes de Lafontaine ou de North Bay, je vais chanter, oh ! Je vais chanter !
Lors de son premier été à Lafontaine, elle fera la découverte des attraits de la région, dont les plages. Presque tous les jours, elle prendra le sentier vers la plage publique où des centaines de vacanciers passent l’été au soleil. Elle trouvera injuste que les résidents permanents de la région soient confinés à des petites sections de plages, alors que les riches propriétaires de chalets peuvent, en toute impunité, bloquer l’accès à leurs lopins de plage privés. « Tu parles d’un système équitable », pensera-t-elle.
Des photos de cet été-là témoigneront d’une visite au monument historique Carhagouha. Le village de Lafontaine est l’endroit de la province où la présence française s’est autoproclamée en premier. Une statue de béton dédiée au passage de Samuel de Champlain fait hommage à des siècles de parler français dans la région. En Huronie, comme ailleurs, présences française et anglaise se sont faites au détriment des premières nations, véritables premiers habitants de ces terres occupées. Il lui faudra encore quelques années pour comprendre cela. Entre-temps, la visite du monument sert de leçon en ouvrant un tunnel vers l’histoire de ses ancêtres venus de France.
La voiture ralentit dans une zone limitée à 50 km/h et circule sur l’unique rue d’un plaisant village nommé Perkinsfield. Il n’y a aucun feu de circulation. Elle remarque une école française à droite, l’école Saint-Martyrs-Canadiens. C’est une petite école de forme rectangulaire construite en brique rouge. Elle ne se doute pas encore que sa mère et de nombreux autres allaient, à l’avenir, mener une lutte ardue pour sauver l’école. Réalité d’une communauté minoritaire oblige, une école française risque davantage de voir ses effectifs diminuer. Puisque l’éducation est évaluée en cents et en dollars, l’école s’en trouvera condamnée. Elle réfléchira longtemps aux failles de ce système qui oblige à mesurer la nécessité d’une institution scolaire selon un modèle de productivité économique. Une éducation en français dans une petite école de village, ça n’a pas de prix.
Peu de temps après, la voiture traverse l’intersection principale de Lafontaine, en haut de la côte. Elle descend la longue pente du nord d’où on a vue sur la baie du Tonnerre. On croirait voir un océan tant le lac est immense.
M’en va-t-à Lafontaine pour y pêcher du poisson, la ziguedonzinzon.
En tournant rue Belcourt, tout près de leur toute nouvelle demeure, elle remarque un panneau de rue où il est marqué « Arrêt » plutôt que « Stop ». Elle est surprise par ce détail inhabituel. Dans son nouveau village, au cœur de l’Ontario, province à forte majorité anglophone, les panneaux de rue sont en français.
Elle ressent l’énervement et l’angoisse du changement lorsqu’elle ouvre la portière et pose les pieds, pour la première fois, sur la terre du village. Elle ne sait pas encore toute les leçons qu’elle apprendra ici, et à quel point des gens la marqueront d’une façon ou d’une autre. Un jour, avant de comprendre tout ça, elle quittera le village pour poursuivre sa quête. Elle ne sait pas encore qu’elle peut bien quitter le village, mais que le village, lui, la suivra partout.
Lafontaine, Lafontaine, quand je t’ai quitté, ça m’a fait d’la peine, je viens de Lafontaine.
Cette nouvelle fut publiée dans un reccueil intitulé Écrire pour se raconter aux Editions David en 2015.